Article d’Emmanuel Tellier pour Télérama

Energie, transports, habitat, communications… Révolutionner l’organisation urbaine grâce au numérique : l’idée fait son chemin depuis une dizaine d’années. Avant-goût à Amsterdam, métropole pionnière.

C’est un péril imperceptible, et pourtant il pourrait faire sombrer Amsterdam, ville de carte postale aux canaux quatre fois centenaires, dans un cauchemar sans issue. Ce péril a un nom : le succès. On vient de toute l’Europe pour étudier à Amsterdam, y implanter une start-up ou le siège social de son entreprise — fiscalité incitative oblige. En 2030, c’est-à-dire demain, l’aire urbaine du Stadsregio Amsterdam comptera 600 000 habitants de plus, franchissant le cap des deux millions de citoyens — un huitième de la population des Pays-Bas. Le drame, c’est qu’Amsterdam est déjà une cité saturée. Impossible ou presque de l’étendre davantage, sauf à investir des parties désaffectées de l’immense port industriel (processus en cours dans le secteur de Nieuw-West) ou à bâtir de nouveaux quartiers résidentiels sur l’eau.
Selon les Nations unies, 75 % de la population mondiale vivront dans des villes et des conurbations en 2050. La capitale culturelle des Pays-Bas, laboratoire que l’Europe des urbanistes regarde avec attention, n’est pas un cas isolé. Disons qu’elle est confrontée à une urgence plus criante encore. « Nous avons bien conscience d’avoir le pistolet sur la tempe, mais si ça peut nous permettre de trouver des solutions dont on pourra s’inspirer en Amérique latine ou en Asie, vivons-le comme une motivation supplémentaire. »
Plus efficace, moins dépensière

Le bureau de Maaike Osieck donne sur le port, à l’arrière de la gare centrale. En contrebas, des navettes fluviales gratuites déversent des milliers de banlieusards vers le centre et ses canaux. La jeune femme fait partie des huit salariés d’Amsterdam Smart City, une structure indépendante, mais dont le siège se trouve à la chambre des métiers. « Notre groupe de travail, financé à parts égales par des fonds publics et privés, existe depuis 2009. Pour nous, ce terme de « smart city » affiche une ambition très claire : la ville de demain devra être plus efficace dans son fonctionnement, mais aussi moins dépensière et plus soucieuse de l’environnement. Pour cela, nous nous appuyons sur les technologies du numérique, qui permettent des innovations radicales, et sur une plus grande participation des habitants. Une smart city est une ville archi connectée, mais aussi un lieu où la démocratie trouve un nouveau souffle. C’est ensemble que nous pouvons changer nos villes — et pas dans un mouvement allant, comme avant, de haut en bas, des élus vers les administrés. »
Maison à IJburg. L’inclinaison du toit a été calculée afin d’optimiser les panneaux solaires.
La dénomination de smart city (en français, plutôt maladroitement, on dit « ville intelligente ») s’est imposée partout dans le monde depuis huit ans. Si les ingénieurs spécialisés n’ont que ce terme à la bouche, c’est qu’il a l’avantage de nommer de manière compacte et flatteuse un type de développement urbain qui, lui, n’a rien de simple… ni de très sexy. Jean-Louis Fréchin, architecte et designer français très engagé sur ces questions, préférerait le terme de « ville astucieuse », mais a choisi de parler de « « la ville avec le numérique », c’est-à-dire une ville sachant au mieux tirer parti des nouvelles technologies. A l’origine, la smart ­city était l’appellation proposée par IBM, une société commerciale, pour nommer un plan stratégique et des plateformes techniques visant à faire mieux opérer des villes et leurs infra­structures — transports, énergie, traitement des déchets, déplacements dans la ville… Peu à peu, tout le monde a repris cette étiquette, mais cette approche, produc­tiviste, a un peu oublié ce qu’est une ville dans sa complexité, notamment en Europe, avec sa part d’anarchie. Attention à ne pas vouloir tout uniformiser, éclairer, « optimiser ». Ce sont les gens qui font la ville… »
Deux grands secteurs sont prioritairement concernés lorsqu’une municipalité investit dans des protocoles pilotés par des technologies numériques : la circulation routière et la consommation d’énergie. Depuis peu, sur le périphérique d’Amsterdam (comme à Rotterdam et La Haye), l’automobiliste se voit en permanence informé et guidé par des panneaux lumineux. Pas de difficulté à l’horizon ? Vous pouvez rouler à 100 kilomètres-heure. Vous approchez d’un ralentissement ? Redescendez à 40. Ce système de limitations évolutives aurait permis de réduire le nombre de bouchons de moitié, et les émissions de CO2 de 15 %.
“On peut aussi réduire la pollution et le stress des automobilistes en préparant leur arrivée.”
Cette régulation du trafic s’opère grâce à des caméras, mais aussi à partir de calculs intégrant tout le « data » accumulé — les statistiques de la circulation à journée, heure et conditions climatiques équivalentes. Des feux de signalisation sont aussi commandés par logiciel, avec la possibilité d’allonger à tout moment le temps au vert en cas d’affluence dans une même direction. « On peut aussi réduire la pollution et le stress des automobilistes en préparant leur arrivée, poursuit Maaike Osieck. Les parkings sont équipés de capteurs indiquant les places libres, données consultables à distance. » L’utilisation du vélo, déjà si répandue à Amsterdam, reste bien sûr encouragée, « mais ici, l’enjeu est moins technologique : nous avons surtout besoin de nouveaux parkings ! Nous allons aussi mettre en place un serveur permettant aux particuliers de sous-louer leur vélo quand ils n’en ont pas l’usage ». Mise à disposition et réservation se feront grâce à une application pour smartphone ou par le biais de panneaux interactifs à travers la ville. Le même système existe déjà pour les voitures, sous l’appellation WeGo.
Côté énergie, c’est avec les fournisseurs de gaz et d’électricité — Liander pour les Pays-Bas — que le travail d’optimisation est entrepris. Objectif : grâce à des logiciels, réguler le trafic, gommer les pics de consommation, anticiper les pannes. Pour Maaike Osieck, « le fait que nous ayons des informations précises sur qui consomme quoi, et de quelle manière, a permis à la ville de réduire sa facture énergétique : l’équivalent de la consommation de trois mille familles ». Pour l’éclairage public, la municipalité a mis en place des réverbères équipés de capteurs — vous approchez, la lumière survient. Sur certaines places, le niveau d’éclairage dépend de l’activité du moment. A la sortie des matchs de l’Ajax (le grand club de football d’Amsterdam), l’intensité lumineuse sur l’esplanade faisant face au stade est augmentée. Les autres soirs, la lumière est tamisée. La police a remarqué que les supporters excités baissaient la voix quand le niveau d’intensité lumineuse était augmenté.
Ecoconception et recyclage

L’habitat privé, responsable de 33 % des émissions de gaz à effet de serre à Amsterdam, est lui aussi concerné par l’effort collectif. Au numéro 47 de Nieuwe Prinsengracht — un des plus beaux canaux — se trouve une maison ancienne rénovée par une équipe d’artisans à la pointe des techniques en matière d’habitat durable : écoconception des matériaux, efficacité énergétique et recyclage des déchets, optimisation des réseaux d’énergie et de communication. « Avec cette maison pilote, explique Suze Gehem, en charge du site, nous démontrons que même le million de bâtiments anciens que compte le pays peut être mis aux normes environnementales les plus élevées. Si nous pouvons le faire dans une maison historique du canal, alors n’importe qui peut le faire ailleurs. »
Ce projet est porté par De Groene Grachten (« Les canaux verts »), une fondation créée par le premier spationaute néerlandais, le très populaire Wubbo Ockels. La maison du numéro 47 sera bientôt louée à une famille à revenus modestes, comme quinze appartements dans des bâtis­ses voisines, hier insalubres, aujourd’hui au plus haut niveau technique possible (pompes à chaleur, parquets chauffants, panneaux solaires dont on peut partager les ressources avec ses voisins). « Nous prouvons qu’on peut permettre aux familles de rester dans le vieil Amsterdam, dans un confort équivalent à ce qu’elles trouvent dans les quartiers modernes mais excentrés. La ville « smart » est celle où l’on maintient une vie sociale et une mixité, plutôt que de louer les étages nobles des maisons à des cabinets d’avocats ou à des bureaux d’experts-comptables. »
Sur le pont Enneüs Heerma, reliant IJburg au centre d’Amsterdam, des
capteurs permettent d’informer les automobilistes sur l’état du trafic.

Autre paysage, autre habitat : depuis fin 2013, dans le secteur des anciens chantiers navals, sur la rive nord de l’IJ, une dizaine de microentreprises novatrices et plusieurs familles ont élu domicile dans des bateaux et des barges désaffectées, rénovées puis déposées sur un quai qu’elles souhaitent, ensemble, transformer en « oasis urbaine du futur ». C’est le projet De Ceuvel. « Ces terrains ont été lourdement pollués par un siècle d’activité industrielle, explique une résidente. Dans beaucoup d’autres villes dans le monde, on les considérerait perdus à jamais. Ici, nous tentons de les dépolluer en faisant pousser des plantes, des herbes et des algues purifiant le sol. »
L’âge du télétravail

On appelle ça la phytoremédiation. Durée du test : dix ans. Un peu plus loin à l’est, le quartier d’IJburg, relié au centre-ville par un tramway, est tout l’inverse de De Ceuvel : aucun passé, tout à bâtir… sur l’eau. A IJburg, addition de cinq îles artificielles, la ville connectée éclot de la manière la plus visible. Sauf que, justement, il n’y a pas grand-chose à voir — si ce n’est, au bout d’une allée de maisons flottantes, un espace de travail collaboratif où se côtoient graphistes, vidéastes et jeunes entrepreneurs installés ici depuis 2013. « C’est à IJburg qu’on trouve le meilleur débit Internet d’Europe, s’enthousiasme Maaike Osieck. La volonté d’en faire un habitat autosuffisant pour créateurs de start-up et trentenaires ultra connectés a guidé tous les choix stratégiques : IJburg est un condensé de ce qui peut se faire en matière de services, mais aussi d’implication de la population — démocratie locale, crèche collective… » Ou comment, à l’âge du télétravail et des réseaux sociaux, permettre à ceux qui le souhaitent de ne plus sortir de leur quartier… si ce n’est pour leurs loisirs.
En Europe, le classement européen « Mapping Smart Cities in the EU » tient la chronique des projets en cours. En 2013, six villes s’y distinguaient : Amsterdam, bien sûr, mais aussi Vienne, Barcelone, Helsinki et Manchester. A Copenhague — plus faible émission de CO2 par habitant des capitales d’Europe —, des dizaines de volontaires se sont vu remettre un vélo « intelligent » mis au point avec le MIT (Cambridge, Etats-Unis) et équipé de multiples capteurs pouvant mesurer le niveau de pollution dans l’air, mais aussi témoigner en temps réel d’éventuels pièges et défauts de la chaussée.
Fermes de panneaux voltaïques

A Vienne, un tout nouveau quartier vient d’accueillir ses premiers habitants. Spécificité : les familles qui s’y installent s’engagent à ne jamais faire l’acquisition d’une voiture. Les Viennois peuvent participer au programme « Bürgerinnen-Solarkraftwerk Wien », un ensemble de « fermes » de milliers de panneaux voltaïques. Chaque famille peut sponsoriser un ou plusieurs panneaux et recevoir en retour une partie de l’énergie capturée ou bien une remise sur sa facture. Dans toutes ces villes — en France, on pourrait ajouter Grenoble, très active sur ces questions —, capteurs intelligents, serveurs et logiciels sont partout, reliés entre eux par d’ambitieux réseaux de fibre optique, l’électricité du XXIe siècle.
Et l’humain dans tout ça ? Serions-nous sur le point d’entrer tête baissée dans un âge d’interactions incessantes entre des habitants-cyborgs se souciant de moins en moins de leur vie privée et une multitude de terminaux nomades ? Pas à Amsterdam, promet Maaike Osieck, qui vante au contraire « la participation active des habitants et un consensus absolu sur la nécessité de préserver l’anonymat de toutes les données collectées. Nous nous rendons compte que les gens sont beaucoup plus attentifs à leur ville depuis que nous avons lancé les projets d’Amsterdam Smart City. Ils paraissent même plus sensibles qu’avant au besoin de préserver l’avenir de leur ville. »
Dialoguer plus pour vivre mieux ? C’est ce que la sociologue et économiste néerlando-américaine Saskia Sassen appelle « l’âge de la conversation », évoquant avec optimisme « un monde plus intelligent où tous les réseaux, y compris humains, ne demandent qu’à s’ouvrir. Rapidement, on devrait voir s’épanouir une sorte d’urbanisme open source [inspiré de ces technologies « ouvertes » dont chacun peut s’inspirer sans payer de droits, NDLR] où des techniciens mieux informés que jamais bénéficieront des retours d’expérience de milliers de citadins et citadines. » Puisse le reste du monde — et les urbanistes du futur, en Asie et ailleurs — s’inspirer, sur cette question brûlante, des préceptes de la Vieille Europe o

Intelligentes… et radicales

Si l’Europe est le continent le plus actif, l’Amérique du Nord et l’Asie sont ceux où le concept de smart city suscite les projets les plus radicaux. A Los Angeles, le déploiement général de la fibre optique et sa mise à disposition gratuite dans les lieux publics sont la priorité du plan LA-2050, auquel ont déjà été associés 30 000 citoyens. A Holyoke, ancienne cité agricole du Massachusetts frappée par la crise (40 000 habitants), la firme Cisco a décidé d’investir tout le centre-ville, quasi à l’abandon. Idée directrice : redessiner la carte des transports en commun et bâtir des bâtiments multifonction (à la fois école et centre d’hébergement, ou salle de sport et cinéma). Comme par magie, les banlieusards de Holyoke commencent à y revenir… Et puis, bien sûr, il y a l’exemple « extrême », l’immense quartier d’affaires de Songdo, en Corée du Sud. Temple de la domotique et des codes RFID (mode d’identification par radio-fréquences), cette enclave dans la ville d’Inchon prévoit d’accueillir 65 000 habitants et 300 000 emplois. Rêve ou cauchemar, le citoyen de Songdo pourra tout faire à partir d’une seule clé électronique : payer ses courses, prendre le tramway, aller à sa salle de sport ou évidemment rentrer chez lui. Faillite des serruriers ? – E.T.