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« Les relations franco-néerlandaises », Deshima, Revue d’histoire globale des pays du Nord, no 8, 2014. Département d’études néerlandaises et scandinaves, Université de Strasbourg. 470 pages.

L’adage politique néerlandais Gallus amicus sed non vicinus semble devoir caractériser le sentiment néerlandais face à la France et aux Français, aux Temps Modernes et plus tard : on s’aime bien certes, mais à distance ! Or, le sort des deux pays, France et Pays-Bas est étroitement lié et les coopérations nombreuses dans divers domaines. L’actualité des relations franco-néerlandaises gagne à être vue en contexte et dans une perspective historique. C’est l’objet du numéro 8 de Deshima, Revue d’histoire globale des pays du Nord, qui vient de sortir en décembre 2014.

A part quelques poèmes de Robert Anker et de Claire Polders qui occupent la rubrique Arts et lettres des pays du Nord (p. 449-464) et 7 articles regroupés sous la rubrique « savants mélanges », le numéro 8 de Deshima est un dossier thématique coordonné par trois grands spécialistes de l’histoire des relations franco-néerlandaises : Thomas Beaufils (ethnologue, Maitre de Conférences, ancien directeur du Réseau Franco-Néerlandais, fondateur et directeur de la revue Deshima et aujourd’hui Attaché de coopération scientifique et universitaire), Willem Frijhoff (Professeur honoraire d’Histoire moderne à l’Université libre d’Amsterdam, Historien des mentalités, membre de l’Académie royale des Arts et des Sciences – KNAW – Prix Descartes-Huygens 2010-2011, membre du jury du Prix Claude Levi-Strauss, titulaire de la Chaire de la Fondation G.Ph. Verhagen de l’université Erasme de Rotterdam) et Niek Pas (Historien contemporanéiste, spécialiste de la décolonisation française et des relations culturelles et politiques franco-néerlandaises, Maitre de Conférence à l’université d’Amsterdam).
Le dossier « Relations franco-néerlandaises » réunit 17 contributions de spécialistes. Quelques-unes présentent de façon très succincte (deux à quatre pages) un phénomène particulier emblématique d’une rencontre franco-néerlandaise comme le culte de la DS (Déesse Citroën) aux Pays-Bas (Peter Jan Margry), le jeu de pétanque aux Pays-Bas (Jac Verheul), la figure de Belle van Zuylen/Isabelle de Charrière, aristocrate néerlandaise qui au XVIIIe siècle écrit toute son œuvre et sa correspondance en français (Susan van Dijk). La plupart des articles, dont certains sont en anglais, traitent de façon très élaborée un aspect original des relations franco-néerlandaises, vues du point de vue politique, institutionnel, religieux, culturel, militaire ou colonial. Si l’histoire des relations aux Temps Modernes occupe une grand place dans le recueil, les aspects de l’histoire plus récente ne sont pas oubliés ; ainsi un regard est porté – sur les enfreintes à la libre expression dans l’écriture de l’histoire en France et aux Pays-Bas depuis la fin de la 2e Guerre mondiale (Antoon De Baets), – sur les manifestations en France et aux Pays-Bas de l’opposition entre « eux et nous », dans le débat sur les banlieues, sur l’égalité française et la tolérance néerlandaise face à la politique d’immigration (Luuk Slooter), ou encore – sur l’inspiration réciproque des artistes au temps des Arts Déco et De Stijl avec pour réalisation emblématique l’Aubette, « chef-d’œuvre artistique collectif » de Theo van Doesburg, Jan Arp et Sophie Taeuber-Arp construit en 1928 à Strasbourg et restauré en 2006 (Rudi Wester).
Lucien Bély (p. 27-50) voit dans les relations politiques franco-néerlandaises dans le long XVIIe siècle, « une amitié mortellement blessée » par la guerre de Hollande ; le congrès d’Utrecht qui commence en 1712 et aboutit à la Paix d’Utrecht signée en 1713-1714, fait d’Utrecht « un théâtre pour la Paix » et l’Abbé de Saint-Pierre propose d’y établir « le Sénat qui doit contrôler la paix en Europe » (p. 49), affirmant en 1713, qu’« il n’y a point de nation chrétienne où l’on trouve, soit parmi les savants, soit parmi le peuple, une plus grande disposition à tolérer les autres religions que la nation hollandaise […] Ce n’est pas un médiocre avantage pour la Ville de la Paix, que le peuple et les magistrats soient la plupart disposés à tolérer avec bonté et avec humanité ceux-mêmes dont ils sont regardés comme hérétiques » (p. 50). C’est aujourd’hui La Haye qui se profile comme ville internationale de la Paix et l’on pourrait donc y voir l’héritage d’une longue tradition.
Dans sa comparaison du point de vue des institutions politiques, entre la France et les Pays-Bas (1560-2015), Charles-Édouard Levillain (p. 95-108) souligne que « l’histoire politique des Provinces-Unies – comme elles s’appelèrent de 1579 à 1795 – fut en large partie française » et que « certains aspects de l’histoire politique française furent néerlandais » (p. 95-96). Les Provinces-Unies furent plusieurs fois envahies par la France (1672, 1747, 1793, 1795) et occupées de 1795 à 1813 (République batave 1795-1806, Royaume de Hollande 1806-1810, Annexion à l’Empire de Napoléon I 1810-1813). Avec beaucoup d’humour l’auteur qui voit « un régime politique […] [comme] autant affaire de style que d’idées et d’institutions » (p. 106), souligne les aspects monarchiques de la Ve République et les tendances républicaines dans la monarchie néerlandaise, une « monarchie à bicyclette » caractérisée par « la recherche du consensus par ce qui vient d’en bas, plutôt que d’en haut […] [et] par l’horizontalité » (p. 108).
Le point de vue du voyageur est analysé par Madeleine van Strien-Chardonneau (p. 69-92) qui met « en regard les impressions suscitées par les paysages de Hollande et de France et les deux grandes cités, Amsterdam et Paris » (p. 74) aux XVIIe – XIXe siècles. « Les réactions des voyageurs français oscillent entre admiration et répulsion », avec une place à part pour la mer, omniprésente et dangereuse que la peinture rend si bien ; les Hollandais en France quant à eux, sont charmés par « la diversité des paysages, campagne, met et montagne » (p. 78). Amsterdam « Magasin de l’univers », ville de la modernité au XVIIIe siècle, devient au XIXe « une ville de rêve », « attirant les voyageurs à la recherche du passé » (p.84), alors que Paris reste la « Ville Lumière » et « attire pour les ressources offertes aussi bien dans le domaine artistique, scientifique ou littéraire » (p. 89). On écrira de nouvelles pages sur le tourisme d’aujourd’hui qui donne une tournure autre au regard porté sur l’autre qu’il soit français ou néerlandais.
Les relations religieuses entre la France et les Pays-Bas à l’époque moderne (p. 203-227) sont analysées par Henk Hillenaar qui souligne le processus de sécularisation qui anime les deux pays, à commencer par les Pays-Bas bourguignons au quinzième siècle. Puis, « c’est au dix-septième siècle […] que naît l’image qui va définitivement marquer les relations entre les deux pays, celle d’une France catholique face aux Pays-Bas protestants. […] ; s’agissant de religion et de culture, il existera désormais entre la France et les Pays-Bas plus de distance que de contact, et plus de différences que de ressemblances. Pendant longtemps encore les deux pays continueront à s’affronter dans les affaires religieuses, fonctionnant surtout comme anti-modèle l’un de l’autre, parfois aussi comme modèle » (p. 205). Louis XIV voyait la Hollande, « petit pays de marchants », comme un grand ennemi car la liberté de la presse qui y régnait aux XVIIe et XVIIIe siècles, permettait de diffuser les idées des Huguenots, jansénistes et autres esprits libres. Au XIXe siècle, « les communautés protestantes, minoritaires en France et […] majoritaires aux Pays-Bas, ne semblent montrer que peu d’intérêt les [unes] pour les autres » (p. 215) ; au XXIe siècle, il existe pourtant toujours des liens entre l’Église protestante unie de France (qui depuis 2012 réunit l’Église réformée de France et l’Église évangélique luthérienne de France) et les 13 Églises wallonnes néerlandaises qui, réunies en une classe au sein du PKN (l’union des églises protestantes néerlandaises), font toujours usage de la langue française. Chez les catholiques, même si au XIXe siècle les catholiques français restent gallicans alors que les catholiques néerlandais sont plus papistes, selon les périodes, ce sont tantôt les Français (spiritualité et pratique de la dévotion, les représentants de la « Nouvelle Théologie » dans les années 1950) tantôt les Néerlandais (à la suite du Concile de Vatican II 1962-1965, le catéchisme hollandais en 1966 avec la liberté de recherche et d’expression et des expériences liturgiques) qui sont source d’inspiration mutuelle. Depuis la séparation des églises et de l’état dans les deux pays, « l’exercice de la religion […] devient uniquement l’affaire des Églises concernées [… et] la France et les Pays-Bas ont encore un rôle politique […] à l’égard de certains musulmans qui refusent d’accepter la séparation de l’Église et de l’État » (p. 226).
Marie-Christine Kok Escalle s’interroge sur la langue vue comme un enjeu (inter)national (p. 111-127), comparant la place des langues française et néerlandaise dans les communautés nationales et dans le monde, la représentation que l’on se fait de la langue en France et aux Pays-Bas, de la langue de soi et de la langue de l’autre, enfin les politiques linguistiques intérieure et extérieure de la France et des Pays-Bas. Affirmant en 1806 « c’est la langue qui fait la patrie » Vaublanc exprime le lien qui existe entre la langue et la nation, faisant du français un instrument fédérateur et symbole du lien social. Deux siècles plus tard, l’association internationale pour la néerlandistique choisit comme slogan « Taal zonder natie, culturen zonder muren » c’est-à-dire « langue sans nation, cultures sans frontières », manifestant ainsi la conscience du rôle politique joué par la langue, une orientation nouvelle pour les Néerlandais. Il est vrai qu’il ne reste que bien peu du prestige qu’a longtemps connu le français aux Pays-Bas comme langue de distinction et de culture, langue seconde de l’aristocratie et première langue étrangère.
Si, contrairement à ce que croient la majorité des Français, Amsterdam est depuis 1813 la capitale du Royaume des Pays-Bas, alors qu’elle n’est pas le siège du gouvernement qui réside à La Haye (ce qui est tout à fait original pour un pays européen), c’est qu’Amsterdam a reçu de l’Empereur Napoléon Ier le titre honorifique de « troisième ville de l’Empire » lors de l’annexion des départements hollandais à l’Empire en 1810 (Matthijs Lok « La guerre a fait les États et l’État a fait la guerre » Étude comparée de la formation étatique française et néerlandaise 1600-1800-1945, p. 183-201).
C’est somme toute, un recueil fort intéressant à lire pour tout Français et Francophone aux Pays-Bas.

Marie-Christine Kok Escalle