Brieuc-Yves (Mellouki) Cadat-Lampe, élu consulaireC’est par l’intermédiaire de ma grand-mère, Fatima bent Ahmed ben Salem, que j’ai découvert Charles de Foucauld. Elle était musulmane. Il était chrétien. Il devait avoir 51 ans lorsqu’ils se sont rencontrés pour la première fois dans la 1re décennie du XXe siècle. Elle avait environ 17 ans et était déjà mère des deux premiers de ses quatorze enfants : ma tante et mon oncle. C’est le 14 mai 1910 et c’est la Pentecôte. Mon grand-père Kada ben Abdellah s’appelle désormais Pierre Cadat et Fatima porte le prénom de Marie. Ils viennent d’être baptisés par les Pères Blancs, en compagnie de leurs enfants Lucie et Jean-Baptiste. Désormais l’Église va les reconnaitre comme les premiers chrétiens noirs du Sahara.

Né en 1958, je n’ai pas connu Charles (1858-1916). C’est cinquante ans après sa mort, dans les années soixante, au Sahara algérien, que je le découvre grâce à ma grand-mère. Mon témoignage concernant Charles de Foucauld est l’écho de son témoignage à elle. Sa voix douce résonne clairement dans ma mémoire. Elle nous raconte son Charles de Foucauld dans le beau jardin de notre grande maison familiale au cœur de l’oasis d’El-Goléa. Bien plus tard, au cours des années soixante-dix, elle partage avec nous ses souvenirs, dans la petite maison de la commune d’Aubenas au sein du froid département de l’Ardèche, en France, où Foucauld est devenu prêtre, où elle s’est réfugiée depuis qu’elle a dû, avec tous les autres chrétiens noirs, fuir El-Goléa à cause du climat d’intolérance qui règne en Algérie. Marie raconte Charles, d’une douce voix, en français, en arabe et en berbère, encore et encore, jusqu’à son dernier soupir. Grand-mère est décédée en 1982.

Entre 1910 et 1916, ma grand-mère rencontre régulièrement le Père Charles de Foucauld, « l’ermite du désert », lorsqu’il passe quelque temps à El-Goléa, en route vers la France où il espère trouver des compagnons pour la communauté qu’il désire fonder, ou bien sur le chemin du retour vers sa hutte de l’Assekrem sur les hauteurs du Hoggar, dans la région de Tamanrasset. Charles loge alors au poste de la mission des Pères Blancs ou dans la maison, attenante, de mes grands-parents. Pierre, mon grand-père lui coupe les cheveux et Marie s’occupe de ses habits. Avec l’argent que Charles lui donne, grand-mère prépare des repas qui sont distribués aux pauvres de l’oasis. Marie et Charles font ensemble « œuvre de charité ». Grand-mère est émue par la manière dont Charles pratique l’Évangile. Ils le vivent ensemble, simplement, par amour, sans distinction d’origine ou de religion, avec intérêt et respect pour la situation sociale et les valeurs de l’autre : de façon inclusive. Bien des années plus tard, vers la fin des années soixante-dix – grand-mère a alors 87 ans — le Vatican lui demandera de témoigner dans le cadre du procès de béatification de frère Charles. En 2005, vingt-trois ans plus tard, Benoît XVI déclarera Charles de Foucauld bienheureux. Marie n’a pas connu ce Charles-là. Celui avec qui elle était en contact, c’est le Charles qu’elle m’a raconté : l’être humain qui a fait le choix individuel de la pauvreté, du partage, de la bonté, de l’amitié et de l’amour. Cet homme-là donne son identité aux premiers catholiques noirs du Sahara. Le Père de Foucauld était la meilleure justification du choix de ma grand-mère pour la chrétienté. Il fût un guide spirituel auquel elle est restée fidèle toute sa vie.

Les choix de Charles ont inspiré ma grand-mère au Sahara. Ils m’inspirent aux Pays-Bas, aujourd’hui, dans ma vie professionnelle et dans celle de citoyen actif. J’évoque ici, en particulier, mon engagement de près d’un quart de siècle au sein de la société civile multiculturelle d’Amsterdam Est. Un engagement basé sur l’attention à l’autre et sur l’idée que le citoyen doit être au centre de la démocratie participative. Mon combat social s’y est fondé sur la force et la capacité des individus et des groupes du quartier à se mobiliser face à des décideurs locaux à l’écoute du citoyen. En termes de méthodologie de l’intervention pour le changement social, Charles de Foucauld m’apprend ceci par son action et sa parole : être là, tout simplement, parmi les gens, vivre la proximité avec empathie (de manière évangélique). Agir et vivre avec l’ambition de bâtir une communauté de voisinage ayant une force d’attraction positive sur tous les habitants du quartier, les voisins devenant des proches, en dépit des clivages sociaux et ethnoculturels. Œuvrer à ce que les gens se sentent chez eux, prennent leur vie en main. Soutenir l’action collective contre la misère sociale. Combler ou tout au moins diminuer le fossé entre décideurs et citoyens. Travailler à bâtir ensemble le quartier de toutes et tous et y promouvoir les droits des citoyens et la participation de chacune et de chacun.

Charles de Foucauld, le Charles de grand-mère, mon Charles, a un message pertinent pour le quartier.

Cent ans après sa mort, il vit !

Brieuc-Yves (Mellouki) Cadat-Lampe

Amsterdam, 26 novembre 2016

Témoignage écrit à l’occasion de la commémoration (1-12-2016) du centenaire de la mort de Charles de Foucauld (1916-2016) et à la demande des Petites Sœurs de Jésus de IJburg (Amsterdam Est).

Bibliographie

Cadat, B., Les Cadat, chrétiens noirs du Sahara. In: Migrations Sociétés, p. 23-35, sept.-oct. 1997, vol. 9, nr. 53

Sourisseau, P., Charles de Foucauld 1858-1916. Biographie. Éditions Salvator, 2016, 720 p.