MARIE-CHRISTINE-KOK-ESCALLE-100
Marie-Christine KOK ESCALLE

La pratique et l’enseignement du français aux Pays-Bas est ancrée dans une longue tradition, et Willem Frijhoff qui a parlé de la « francisation » des Provinces-Unies aux XVIIe – XVIIIe siècles, rappelle que la sage maxime qui a guidé la politique étrangère de la République des Provinces-Unies « Gallia amica, non vicina » – La France doit être notre amie, pas notre voisine – fut une des bases de la diffusion du français en Hollande (Frijhoff 1990, p. 17). La langue française qui aux XIVe et XVe siècles, était la langue parlée par la noblesse à la cour de Bourgogne (dans les Pays-Bas Bourguignons) va devenir, au fil des siècles, une langue partagée par divers groupes sociaux-culturels, langue seconde et même deuxième langue maternelle des élites néerlandaises.

Le français, langue des Refuges
Il va se répandre dès le XVIe siècle dans les Pays-Bas septentrionaux, véhiculé par les Wallons du Premier Refuge – Réformés fuyant devant les persécutions à partir de 1521 – puis par les Huguenots du Second Refuge, définitivement chassés par l’Édit de Fontainebleau qui en 1685 révoque l’Édit de Nantes. L’accueil de ces francophones par les autorités néerlandaises, dans les villes qui facilitent l’implantation des réfugiés, va permettre la diffusion du français par l’église wallonne et grâce aux écoles que ces immigrants vont contribuer à multiplier dès le XVIe siècle pour les besoins de l’éducation de leurs enfants. On a aujourd’hui tendance à relativiser l’importance numérique des réfugiés huguenots, beaucoup moins nombreux que les Wallons un siècle plus tôt. Bots (1999) rabaisse à 35 000 le nombre de Français du Refuge installés aux Pays-Bas entre 1680 et 1715 (La banque de données du refuge huguenot (CNRS, ISH) évalue à environ 200 000 le nombre des exilés répartis dans différents pays, les Provinces-Unies étant considérées comme « la grande Arche du refuge » en accueillant 50 000).
La francophonie des protestants de l’église wallonne se maintient au long des siècles et on peut lire dans le rapport que rédigent en 1811 Cuvier et Noël, à la demande de l’Empereur (p.35) : « les églises réformées wallonnes, composées pour la plus grande partie, de descendants de réfugiés, ont cela de particulier, que l’on enseigne le français dans leurs écoles de diaconie ». A. Bosboom-Toussaint (1812-1886) note dans son autobiographie que sa mère, descendante de Français du Refuge, donnait l’impression non d’une Hollandaise mais bien d’une Française (avec sa passion, sa légère insouciance, toute sa façon d’être et de penser la vie) ; celle-ci ayant quitté Leiden pour Alkmaar, ville de la Hollande septentrionale, ne se serait jamais sentie chez elle à cause de l’absence d’église wallonne. Le français était pour elle la langue de la religion et il lui était impossible de prier en néerlandais. Le sentiment d’appartenir à une communauté linguistique et religieuse tout à la fois s’est manifesté très longtemps aux Pays-Bas, jusque tard dans le XXe siècle. Dans les années ’70, les étudiants de langue et littérature française de l’Université libre d’Amsterdam fréquentaient assidument l’église wallonne, par conviction sans doute mais aussi pour pratiquer le français dans les groupes d’échanges et d’études que la paroisse wallonne d’Amsterdam proposait aux jeunes.
Les Refuges religieux se doublent du Refuge savant avec la présence aux Pays-Bas de Descartes, Bayle, Voltaire qui ont « joué un rôle certain dans l’internationalisation de la science hollandaise par le biais du français » (Frijhoff 1990, p. 23).

Le français, langue de l’éducation
Enseigné comme langue seconde autant pour les garçons de l’aristocratie et de la bourgeoisie que pour les filles, c’est la langue de la civilité aristocratique et de la formation de l’esprit tant au siècle d’Or qu’au siècle des Lumières. Au début du XVIIIe siècle, « la langue française est devenue une partie essentielle de l’éducation dans la République des Pays-Bas unis. Il est même plusieurs emplois que l’on ne peut obtenir sans la connaissance de la langue », peut-on lire dans la préface du dictionnaire flamend et françois de F. Halma (1710 Utrecht : Willem de Water, Amsterdam : Pieter Mortier). Si les familles de l’aristocratie confient à des gouverneurs, précepteurs ou gouvernantes la tâche de donner une éducation domestique francophone à leurs enfants, les écoles dites françaises, avec ou sans pensionnat, fondées dès le XVIe siècle par les réfugiés et leurs descendants, accueillent les enfants de la bourgeoisie dans toutes les petites, moyennes et grandes villes des Pays-Bas. Pour le recrutement des maîtres et des maitresses on fait encore au XIXe siècle appel à l’Église wallonne d’Amsterdam. On rencontre des maîtres d’école qui sont aussi « chantre » ou « lecteur » à l’église réformée ; articulant les deux pratiques linguistique et religieuse, ils fonctionnent comme les maillons d’un système et deviennent garants de l’apprentissage des valeurs partagées.
Le français est aussi la langue que les jeunes gens, étudiants voyageurs, utilisent lors de leur formation par « le Grand Tour » aux XVIIe et XVIIIe siècles et dans les facultés de droit ou de médecine où ils font leurs études en France.

Le français, langue du commerce
Dès le XVe siècle, c’est la langue utilisée par les négociants néerlandais qui commercent avec les ports français de la façade atlantique (Rouen, Nantes, La Rochelle, Bordeaux) ; c’est la langue de l’enseignement des disciplines maritimes et commerciales dans les écoles françaises pour jeunes gens. Les négociants qui en soulignent l’utilité pour la vie professionnelle sont réservés quant à son utilité dans la vie quotidienne, critiquant la francisation « synonyme de mollesse, de préciosité et de maniérisme […] par opposition aux antiques et robustes vertus bataves symbolisées par l’utilisation de la langue néerlandaise » (Frijhoff 1995, p. 194).

Le français, la langue de l’occupant
C’est le cas lorsque les troupes françaises installent la République Batave en 1795, puis pendant le Royaume de Hollande (1806-1810) même si la langue du Royaume de Louis Bonaparte reste le néerlandais ; enfin avec l’annexion à l’Empire (1810-1813) le français a marqué fortement les structures administratives et juridiques du pays.

Éducation francophone, éducation culturelle
Le français fera partie de la formation à l’école primaire néerlandaise dès 1806 puis fera partie des trois langues obligatoires enseignées à l’école secondaire moderne dès 1863. La loi Thorbecke de 1863 sur l’enseignement secondaire, créant les écoles bourgeoises supérieures (HBS), introduit officiellement l’enseignement obligatoire du français, de l’anglais et de l’allemand (dans cet ordre) dans le secondaire. C’est 40 ans plus tôt qu’en France (où il faudra attendre la réforme de 1902, créant l’enseignement secondaire moderne). La formation des élites de la bourgeoisie commerçante passe encore au XIXe siècle par la francophonie, mais dans un pluralisme linguistique très moderne en Europe, d’autant plus que ces nouvelles écoles secondaires s’inscrivent dans la droite ligne de l’enseignement que donnaient les écoles françaises, caractérisées par la modernité.
En revanche il faudra attendre 1884 pour qu’une chaire de français soit créée dans une université néerlandaise, et c’est Groningue qui accueillera les premières chaires de langues étrangères modernes. Si aujourd’hui les études universitaires de langue et culture françaises peuvent êtres suivies dans 6 universités néerlandaises, la formation donnée dans l’enseignement secondaire est fort réduite par rapport à la réalité des décennies précédentes, suite aux réformes successives.

L’usage du français était et reste à la fois symbolique et pratique chez ces Néerlandais francophones. Il n’est pas sans effet sur l’identité de ceux qui l’utilisent comme langue seconde, autre langue maternelle ou langue étrangère. L’apprentissage et la pratique du français en situation de Néerlandicité participe à façonner une image de soi et de l’autre, influence la construction et la perception de l’identité – linguistique, culturelle, sociale, nationale. Si les autorités déplorent aujourd’hui le manque de locuteurs francophones aux Pays-Bas, ce qui occasionne des déficits sur le potentiel des échanges commerciaux, l’image du Néerlandais francophone a un impact culturel et social.

Ressources bibliographiques
– W. Frijhoff (1989), « Verfransing ? Franse taal en Nederlandse cultuur tot in de revolutietijd » in Bijdragen en Mededelingen betreffende de Geschiedenis der Nederlanden, 104 p. 592-609.
– W. Frijhoff (1990), « L’usage du français en Hollande XVIIe-XIXe siècles : propositions pour un modèle d’interprétation » in Études de Linguistique appliquée 78 p. 17-26.
– W. Frijhoff (1995), « la formation des négociants de la République hollandaise » in Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne EHESS, p. 175-198
– M-C Kok Escalle et M. van Strien-Chardonneau (2005), « Apprentissage de la langue et comparatisme culturel en Hollande : le métier de maître de langue (XVIIe-XIXe siècles) », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 33/34 p. 120-143.
– M-C Kok Escalle et M. van Strien-Chardonneau (2006) « Connotations religieuses dans les méthodes d’apprentissage du français dans les Pays-Bas septentrionaux, XVIe-XIXe siècles », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 37 p. 45-74.
– M-C Kok Escalle (2009), « Regard sur la didactique du plurilinguisme aux Pays-Bas au XIXe siècle », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 43 p. 59-80.
– M. van Strien-Chardonneau et M.-C. Kok Escalle (2010), « Le français aux Pays-Bas (XVIIe-XIXe siècles) : de la langue du bilinguisme élitaire à une langue du plurilinguisme d’éducation », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 45 p. 123-156.
– Willem Frijhoff (2013), « Amitié, utilité, conquête ? Le statut culturel du français entre appropriation et rejet dans la Hollande prémoderne », in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 50 p. 29-48.
– Pierre Swiggers (2013), « Regards sur l’histoire de l’enseignement du français aux Pays-Bas (XVIe-XVIIe siècles), in Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde 50 p. 49-79.